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Quand le Sud global aide à penser et dire le monde commun

Rémy BAZENGUISSA-GANGA, Rada IVEKOVIC et Kadya Emmanuelle TALL

14 avril 2016, de 18h30 à 20h30

Amphithéâtre Stoudzé, MESR
25 rue de la Montagne Sainte Geneviève
75005 Paris

Asymétries d’autorité et de confiance épistémiques d’origine culturelle et argumentation.

Quelques points de repères (pour lancer la discussion) du point de vue d’une épistémologie sociale naturalisée

 Alban BOUVIER, philosophe et chercheur en sciences sociales, Professeur Aix-Marseille Université et Institut Jean Nicod (CNRS/ENS/EHESS), Paris.

Sur la base d’une lecture cursive de Boaventura de Sousa Santos, 2011, « Epistémologies du Sud », de Rajev Bhargava, 2013, « Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme », et de Rémy Bazenguissa-Ganga, (à paraître), « Epistémologie sociale du ‘laboratoire’ de la bibliothèque coloniale », qui abordent des problèmes analogues, l’un plutôt du point de vue de l’Amérique du Sud, l’autre plutôt du point de vue de l’Inde et le troisième plutôt du point de vue de l’Afrique, je me propose de formuler quelques points de repères du point de vue d’une épistémologie sociale (social epistemology) entendue comme théorie sociale de la connaissance (que celle-ci soit scientifique, morale, politique ou juridique, savante ou commune) dans son double aspect normatif (c’est l’épistémologie sociale stricto sensu) et positif (c’est l’aspect « naturalisé » de cette épistémologie ou ce qui relève de la sociologie cognitive : l’épistémologie naturalisée fixe des normes de validité mais au plus près de ce que les gens font réellement ou « naturellement ») .[1]

Je distinguerai notamment les questions d’épistémologie sociale des questions de philosophie des sciences sociales, ces articles – tous passionnants – abordant en réalité les deux genres de questions. Pour le dire rapidement, la philosophie des sciences sociales relève de l’épistémologie sociale des sciences sociales quand cette philosophie se conçoit elle-même comme sociale (philosophie sociale des sciences sociales) et elle la déborde en partie (car elle recouvre aussi l’ontologie des sciences sociales, laquelle peut éventuellement être une ontologie sociale des sciences sociales). Mais l’épistémologie, au sens anglo-saxon d’epistemology, c’est-à-dire de théorie normative de la connaissance, déborde de beaucoup la philosophie (sociale ) des sciences sociales. Notamment, elle concerne les connaissances communes les plus banales et aussi ce qui est réputé savoir ou connaissance dans un groupe ou une communauté donnée (mais considéré éventuellement comme erroné ou dénué de sens du point de vue d’autres communautés et notamment d’un point de vue scientifique). Elle peut donc être épistémologie des croyances religieuses et mythologiques, mais aussi des croyances morales, juridiques, etc.

Je distinguerai aussi les questions d’épistémologie (sociale ou non) des questions d’éthique et de politique, la question de l’injustice épistémique relevant des deux (voire des trois) domaines. Je parlerai cependant surtout ici d’asymétrie épistémique (qui est au fondement de l’injustice épistémique) sur le modèle du concept d’asymétrie d’information utilisé en économie.[2] Je m’emploierai toutefois à distinguer compétence effective (en matière d’information, par exemple) et autorité épistémique ; je distinguerai aussi la question de l’autorité épistémique de la question de la confiance épistémique (notions souvent confondues sous le concept général de trust, voire de reliability), puis ces deux questions ensemble de celles d’autorité institutionnelle (que je distinguerai elle–même des notions de pouvoir (et de domination)) et de confiance institutionnelle.

Enfin, alors qu’une grande partie de l’épistémologie sociale s’intéresse au témoignage, qui est un chapitre parmi d’autres de l’épistémologie sociale, je me focaliserai ici sur l’argumentation, qui est un autre chapitre important de l’épistémologie sociale (voir par ex. Alvin Goldman, 1999, Knowledge in a Social World, Part 2. Chap. 1 : Testimony, chap. 2 : Argumentation)[3]. Un ouvrage important qu’il faudrait ici considérer (mais je n’en aurai pas le loisir), en lien avec les trois articles que j’ai cités pour commencer, serait celui d’Amartya Sen, 2005, The argumentative Indian. Writings on Indian History, Culture and Identity.

On trouvera des développements sur la plupart des distinctions que j’opère ici dans :
 Bouvier, A. 2007a, "La dialectique des relations de confiance et d’autorité au sein de la démocratie dite « participative » et « délibérative ». Un exemple paradigmatique : le débat public « loi Barnier » en Provence-Côte d’Azur (1997-8) concernant le projet d’une construction de ligne électrique à Très Haute Tension", in Bouvier, A., Bordreuil, S. (dir.) (2007), numéro spécial, Revue européenne des sciences sociales : « Démocratie participative, démocratie débattante, démocratie délibérative ? », T.45, 2007, n°136, p. 181-230.

 Bouvier, A., 2007b, Présentation de : A. Bouvier et B. Conein, L’épistémologie sociale, Paris, EHESS, p. 9-52.

Et sur la perspective plus générale que j’adopte ou sur diverses questions qui croisent celles-ci :
 Bouvier, A., 2001, "An Epistemological Plea for Methodological Individualism and Rational Choice Theory in Cognitive Rhetoric", Philosophy of the Social Sciences, March 2002, p. 51-70.

 Bouvier, A., 2007," An Argumentativist Point of View in Cognitive Sociology ", in P. Styrdom, ed., ‘New Trends in Cognitive Sociology’, n° special du European Journal of Sociological Theory, Août, 2007, n° 10, pp. 465-480

 Bouvier, A., 2009, « Joint commitment, coercion and freedom in science. Conceptual analysis and case studies », in J. van Bouwel, The social sciences and democracy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009 pp. 143-161.

 Bouvier, A., 2016 (à paraître), “Traditions, loyauté et identité personnelle. L’épistémologie sociale des croyances d’Edmond Ortigues », Archives des sciences sociales des religions.

[1] Je me suis inspiré aussi d’autres lectures, notamment de Lorraine Code, 2008, Review of Miranda Fricker, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing (2007).

[2] En France, Pascal Engel et Gloria Origgi sont parmi ceux qui s’intéressent le plus à la question de l’injustice épistémique. Mais il y a toute une littérature sur les vertus épistémiques. J’évoquerai la question morale et politique mais me concentrerai sur les questions d’épistémologie et de sociologie.

[3] Miranda Fricker (2007) distingue l’injustice testimoniale et l’injustice herméneutique ; on pourrait ajouter l’injustice argumentative. Il y a aussi, au demeurant, une littérature toute récente sur la « Virtue Argumentation Theory  ».