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Anthropologie comparative du Sahel occidental musulman

Séminaire organisé par Amalia Dragani, postdoctorante IMAF, Pietro Fornasetti, doctorant à l’EHESS (IMAF), Ismael Moya, chargée de recherche au CNRS, Abdel-wedoud Ould-Cheikh, professeur à l’Université de Lorraine, Etienne Smith, Chercheur associé, CERI (Sciences Po Paris) et Jean Schmitz, directeur de recherche à l’IRD (IMAF).

Année universitaire : 2017 / 2018
Périodicité : 1er, 3e et 5e mercredis du mois de 15h à 17h
Localisation : IMAF / Site Raspail, salle de réunion, 2e étage, 96 bd Raspail 75006 Paris
Calendrier : Du 15 novembre 2017 au 6 juin 2018

Présentation :
Ce séminaire est consacré à l’anthropologie comparative des sociétés du Sahel occidental musulman (Sénégal, Mauritanie, Mali, Niger...) et de leurs diasporas, régionales et internationales. Nous poursuivons cette année l’étude de quatre thématiques : l’islam, les hiérarchies sociales de castes et d’esclavage, la migration ainsi que les relations de genre pour s’interroger sur l’unité de cette région. Loin de considérer les différentes configurations saheliennes comme des espaces disjoints, on s’attachera à comprendre leur continuité dans une perspective comparative en s’intéressant à l’historicité et la cohérence des économies morales, des institutions et des valeurs qui les organisent. Il s’agit enfin de dépasser les problématiques centrées sur des groupes définis en soi ou par leur origine, au profit de l’étude des dynamiques politico-religieuses de la région (jihad du XIXe, réformisme musulman…) et de l’analyse des relations qui constituent et articulent les catégories sociales locales et rendent compte de leur mutabilité.

Les thématiques abordées cette année seront variées : de l’anthropologie historique des savoirs coraniques à l’économie domestique du plaisir en passant par les frontières sahariennes de l’europe ou Boko-Haram.

CONTACT :
ismael.moya(at)cnrs.fr, schmitz(at)ehess.fr, abdoucheikh222(at)gmail.com, pietro.fornasetti(at)ehess.fr, liadragani(at)yahoo.it

PROGRAMME

2017

 Mercredi 29 novembre 2017
Abdel Wedoud Ould Cheikh (Université de Lorraine)
Des voies de (dés)adaptation de la théologie/jurisprudence islamique (le fiqh) aux réalités du monde contemporain.

Il s’agirait, dans cette présentation, en partant de l’ouvrage récent de l’enseignant mauritanien, Yahyâ wuld al-Barrâ’ (al-Waḥî wa-l-wâq’‘ wa-l-‘aql. Ḥawl ṭabî‘at al-naẓar wa ṣinâ‘at al-fiqh fî al-ẖiṭâb al-islâmî al-mu‘âṣir, Nouakchott, 2017) — par ailleurs auteur d’une monumentale compilation de fatâwâ en 12 volumes de l’espace saharo-sahélien du XVIe siècle à nos jours (al-Mažmû‘ al-kubrâ…, Nouakchott, 2010) — , il s’agirait donc, en partant de cet ouvrage, d’examiner les argumentations déployées par les principaux courants de pensée de l’islam contemporain légitimant le rejet ou l’accommodement d’avec les réalités et les contraintes imposées par le monde moderne aux musulmans.

Sans se priver de recourir à d’autres (res)sources documentaires, évoquant éventuellement des controverses "théosophiques" aux racines plus anciennes (par ex. Ibn Ṣâliḥ al-Maḥmûd, Mawqif Ibn Taymiyya min al-ašâ‘ira, Riyad, 1995), cette intervention s’arrêtera plus particulièrement sur trois grandes thématiques retenues par Wuld al-Barrâ’ et objets d’âpres débats parmi les théologiens musulmans actuels : (a) les transactions financières contemporaines, plus spécifiquement les banques et les assurances ; (b) les questions politiques : la démocratie et l’Etat laïc ; (c) les droits de l’homme : la liberté de croyance, d’opinion et les droits des femmes

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 Mercredi 6 décembre
Pietro Fornasetti (doctorant IMAF),
Saint ou fraudeur ? Le cas d’un courtier des migrations burkinabè en Libye

Cet exposé vise à problématiser un ensemble de matériaux ethnographiques portant sur la figure de Bassolé (ce nom est fictif). Originaire de la ville de Beguedo (province du Boulgou, Burkina Faso), dans le Fezzan des années 2000, ce dernier mit en place un foyer de migrants et y ouvrit par la suite une agence de transferts d’argent vers l’Afrique subsaharienne. Cette dernière permettait d’une part à ses clients - des migrants souvent en situation irrégulière - d’effectuer des envois de remises vers leurs pays de provenance, de l’autre, de contourner certaines des contraintes légales auxquelles leurs séjours étaient soumis. L’agence de Bassolé répondait donc bien à l’exigence des voyageurs de faire rentrer au pays leur argent, autrement bloqué en Libye.

En dépit de cette fonction, l’image que les habitants de Beguedo ont de Bassolé est double. Ils l’associent souvent à un fraudeur ou à un businessman qui s’est enrichi aux dépens de ses proches. Avec la guerre civile libyenne, Bassolé finit par rentrer au pays natal, alors qu’une grosse somme d’argent lui est confisquée par une milice libyenne. Cela ne fait qu’agrandir l’écho des rumeurs sur son compte. Les archives de Bassolé, composées de cahiers de transfert où chaque transaction est minutieusement enregistrée (de manière à éviter tout conflit ou malentendu éventuel), sont pour lui un antidote à ces rumeurs. Mais ces documents témoignent également d’une forme singulière de bureaucratie, montrant que la frontière entre formel et informel est bien poreuse... et difficile à tracer.

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 20 décembre
Jean Schmitz (IMAF, IRD)
Deux siècles de jihâd en Afrique de l’Ouest (XVIIIe -XIXe siècles) : abolition restreinte de l’esclavage et déni d’islam.

L’Afrique de l’Ouest a connu plus de deux siècles de mouvements islamiques. Suite à des révolutions musulmanes internes émergèrent des imamats territorialisés de la fin du XVIIe à celle du XVIIIe siècle. Ils formèrent une première boucle connectant Mauritanie, Sénégambie et Guinées. Dans un second temps ils furent relayés plus à l’est par les jihâd expansionnistes du XIXe siècle, l’immense califat de Sokoto (Nigeria, Cameroun...) fondé par Uthman dan Fodio à partir de 1804 qui regroupa une trentaine d’émirats et l’État polycentrique d’al-Hajj Umar (m. 1864) au milieu du XIXe siècle (Mali/Guinée...).

La récente synthèse de Paul Lovejoy, Jihâd in West Africa during the Age of Revolutions (2016) insère cette série au sein de l’ère des « révolutions atlantiques » ainsi que du « second esclavage » qui s’instaura au XIXe siècle après l’abolition de la traite. On s’interrogera sur le rôle décisif de l’enrôlement des esclaves au nom de leur ralliement à l’islam dans le succès initial des révolutions musulmanes comme des jihâd. Ultérieurement par une cruelle ironie de l’histoire, les esclaves gagnèrent leur liberté par leur bravoure à capturer d’autres esclaves, en particulier ceux de Sokoto (Philips 2004, Stillwell 2004).

L’analyse processuelle (Sageman 2017) de la révolution musulmane de la vallée du Sénégal dans les années 1770/1780 suivie par la redynastisation des clercs musulmans au XIXe siècle par la création de micro « armées noires », montre les limites d’une abolition de l’esclavage que nous qualifierons de « restreinte » en réponse au livre de Rudolph Ware, The Walking Qur’an (2014). L’ethnographie au long cours des interactions libres/esclaves dans une « capitale » de l’imamat permet de comprendre comment les descendants de l’élite servile cherchent à surmonter le « déni d’islam » dont ils sont victimes jusqu’à aujourd’hui.

2018

 21 mars 2018
Ismael Moya, CNRS, Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative
Pudeur, statut et théorie de l’action : la question des « castes » ouest-africaines à Dakar

Résumé :
Dans la société wolof, à l’exception du domaine politique, une personne n’agit jamais pour elle même. La personne est conçue comme l’attributaire de son action, objectivée par le truchement des griots. Les griots sont une catégorie statutaire du système des « castes » wolof. A partir de l’évolution de cette institution en ville, je propose d’analyser les relations statutaires et d’étudier le rapport particulier entre personne et acte. Mon hypothèse est que la notion de la personne et de l’action se caractérisent par une séparation entre la personne et l’acte.
Cet exposé proposera un cadre d’analyse, dans la situation urbaine contemporaine de Dakar, des relations statutaires de caste et des valeurs qui distinguent les gens de caste des gens du commun en accordant une place fondamentale à la notion de kersa (pudeur, maîtrise de soi). A partir d’une étude des fonctions des griots mais aussi les lawbe (traditionnellement boisseliers), je propose de conjuguer ces travaux sur le statut avec l’étude du rapport particulier entre personne et acte. Mon hypothèse est que la notion de personne et l’action (non politique) se caractérisent par une séparation entre la personne et l’acte : la personne n’est pas un agent, mais l’attributaire de son action, objectivée par le truchement des griots. Corrélativement, dans les interactions avec les gens de castes, la distinction de statut modifie l’imputation des actions et permet des actes transgressifs du point de vue du kersa comme les danses du sabar animées par les griots ou le commerce public de produits érotiques par les femmes lawbe.

Bibliographie :

Irvine Judith T., 1990, « Registering affect : Heteroglossia in the linguistic expression of emotion », in C. Lutz et L. Abu-Lughod, Language and the politics of emotion, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 126-161.

Moya Ismaël, 2017, De l’argent aux valeurs. Femmes, économie et société à Dakar, Nanterre, Société d’Ethnologie