« Regards croisés », séminaire de l’IMAF-Aix
Coordonné par Muriel Champy (Université d’Aix-Marseille) et Simon Imbert-Vier (IMAF).
Voir le programme complet du séminaire.
Vendredi 20 janvier 2023
14h-17h
salle Germaine Tillion, MMSH
– Francesco Zappa (Roma, université La Sapienza)
« La résistance passive d’un cheikh soufi tournée en parodie du colonisateur : le parcours de Hamâllâh (1882-1943) dans le récit hagiographique d’un griot bambara »
Cette intervention se penchera sur la représentation, au sein d’un texte de littérature orale bambara remontant aux années 1990s, de l’une des personnalités les plus complexes et controversées du soufisme ouest-africain de l’époque coloniale, à savoir Ahmad Hamallah (1882-1943). L’importance de ce personnage pour l’histoire religieuse est liée tout d’abord à son rôle de réformateur, voire restaurateur des pratiques rituelles de la Tiǧāniyya, qui aboutit à la fondation d’une branche distincte de cette confrérie. En revanche, les conflits sociaux et politiques qui se soudèrent autour de son activisme provoquèrent aussi l’hostilité des autorités coloniales françaises, qui le déportèrent à plusieurs reprises jusqu’à sa mort en exil en France. L’historiographie postcoloniale locale a fait de lui un modèle d’ « homme de foi et résistant » (pour reprendre le titre d’un ouvrage qui lui a été consacrée par un historien mauritanien en 1983), en même temps qu’une « économie du martyre » (Soares 2005) se développait parmi les membres de sa confrérie autour des persécutions subies par ses premiers disciples dans les années de Vichy. Cette histoire aux multiples facettes prend de nouvelles dimensions dans le récit d’Almamy Bah, un griot malien (soit un spécialiste des arts verbaux « traditionnels ») qui doit une partie de son immense popularité à la diffusion médiatique de ses performances. La primauté de la fonction hagiographique de ce texte amène le narrateur à mettre les colonisateurs à l’arrière-plan, en faisant dépendre leur pouvoir de la baraka du saint, et en tournant l’épopée de sa résistance passive en parodie de ses antagonistes. En même temps, l’urgence de la polémique anti-wahhabite dans les années où ce texte a été composé pousse parfois le griot à représenter Hamallah comme une sorte de précurseur de la résistance contre ce courant doctrinal, qui de son temps était encore en gestation en Afrique de l’Ouest.
– Marie Miran (EHESS, IMAF), « Retour sur l’invention d’une tradition prophétique en Côte d’Ivoire coloniale : le parcours de Yessu, entre rébellion socio-religieuse et performance parodique »
Cette conférence a été imaginée pour entrer en dialogue avec celle de Francesco Zappa, quoique (forcément !) avec certains décalages. Comme Zappa, je propose d’étudier un personnage religieux de la scène ouest-africaine, quoique de moindre « envergure » et sans postérité : en l’occurrence le prophète libérien Yessu, qui fut, en terre ivoirienne au tournant des années 1920, l’un des continuateurs du prophète William Wadé Harris, l’homme-événement aux sources de la conversion africaine au(x) christianisme(s) en Côte d’Ivoire. Comme Zappa, la scène historique est ancrée dans la période coloniale, avec son lot de répressions tous azimuts de la part de l’administration française à l’encontre des autorités religieuses charismatiques échappant à son contrôle : Yessu fit de la prison pour son prosélytisme jugé subversif. Comme Zappa, la réflexion porte enfin sur les limites mais aussi les enseignements que l’on peut tirer d’une narration biographique produite dans une certaine extériorité au personnage documenté. Dans le cas de Yessu, il s’agit de plusieurs récits d’un administrateur colonial, consignés dans deux rapports d’une certaine richesse empirique, qui en disent long sur les représentations phobiques de l’État colonial mais aussi — en lisant les archives à rebrousse-poil — sur les stratégies d’auto-promotion de Yessu et ses critiques à l’encontre de ses adversaires, sur un mode parodique qui n’est pas sans panache.
Références bibliographiques
– Launay, Robert et Benjamin F. Soares, 2009 [1999], « La formation d’une “sphère islamique” en Afrique occidentale française (1895-1958) », dans Gilles Holder (éd.), L’Islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, p. 63-100, en ligne sur horizon.documentation.ird.fr.
– Soares, Benjamin F., 2005, Islam and the prayer economy : History and authority in a Malian town, Edinburgh, Edinburgh University Press.
– Zappa, Francesco, « Popularizing Islamic knowledge through oral epic : A Malian bard in a media age », Die Welt des Islams, 49 (3-4), p. 367-397.
– Dozon J.-P., 1995, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine, suivi par « La Leçon des Prophètes », par Marc Augé, Paris, Le Seuil.
– Haliburton G.M., 1971, The Prophet Harris. A study of an African prophet and his mass-movement in the Ivory Coast and the Gold Coast, 1913-14, London, Longman.
– Petrarca V., 2012, « Prophètes d’Afrique noire au XXe siècle », dans A. Vauchez (dir.), Prophètes et prophétisme, Paris, Seuil, p. 351-395.
– Shank D., 1994, Prophet Harris, The “Black Elijah” of West Africa (abridged by J. Murray), Leiden, Brill.