Accueil > Actualités > Appels

Objets étrangers. Incorporer et tenir à distance (par) les choses

Appel à contributions

Cette journée d’étude propose d’explorer comment les sociétés humaines construisent matériellement l’extranéité. La catégorie anthropologique d’étranger a principalement servi à décrire le statut de personnes, et ne s’adresse généralement pas à la désignation des choses. Pourtant, depuis les travaux de Mauss sur le don, nombre de travaux ont montré que choses et personnes ne s’opposent pas. L’ambition de cette journée porte donc sur l’extension de la catégorie d’étranger à l’étude des objets.

Son principal objectif sera de tester la pertinence de cette extension, d’en mesurer les apports et les limites. C’est pourquoi nous allons nous intéresser aux trajectoires, aux parcours, aux itinéraires, d’objets, choses, biens, marchandises, qualifiés d’étrangers par des acteurs, dans des contextes, des situations, ou suivant des intérêts spécifiques, que cette journée d’étude s’attachera à détailler. On comprendra mieux les rapports sociaux, les valeurs, les productions culturelles, propres à ces situations où l’extranéité est matériellement produite ou reproduite.

Il n’est pas inutile de rappeler que la notion d’étranger est ambivalente, car elle renvoie simultanément à deux opérations, apparemment opposées : d’incorporation et de maintien à l’écart. Raison pour laquelle on préfère parler de situations (ou de conditions) d’extranéité, afin de mettre en avant la nature processuelle et relationnelle de la notion d’étranger. Comme le relevait déjà l’étude pionnière de Simmel, l’étranger est une personne, venant de l’extérieur, qui est à la fois considérée comme un membre de la société et gardée à distance (Simmel 2013 [1908]). À la suite de cet auteur, d’autres se sont attachés à approfondir la définition, par une série de distinctions (Fortes 1975 ; Shack & Skinner 1979 ; Meillassoux 1986) : entre altérité et extranéité, entre étranger externe ou absolu (angl. alien) et étranger interne (stranger), entre l’étranger avant et après les processus de colonisation. De même, la littérature n’a pas manqué de connecter la notion d’étranger avec celles de la royauté (Sahlins 2008 ; voir aussi : Graeber & Sahlins 2018) et de l’hospitalité, cette dernière relevant d’un ensemble de pratiques et valeurs qui accompagnent l’accueil des étrangers dans un lieu, un espace ou localité (Agier 2022 ; Benveniste 1969 ; Bloch 2015 [2007] ; Candea & Da Col 2012 ; Héran 2020 ; Pitt-Rivers 2012 [1977]). Dans ce contexte, il a été récemment proposé de renouveler le lexique anthropologique de l’hospitalité, en avançant de nouveaux concepts comme celui de cumulus (Da Col 2019 ; Guenzi 2019) afin d’inclure des formes d’incorporation réfractaires au paradigme de l’hospitalité, fondées par exemple sur une logique prédatrice ou visant l’intégration de non-humains. On peut rappeler à ce titre les exemples de la maîtrise amazonienne (mastery, Costa & Fausto 2019) ou de l’accumulation des hoarders (« entasseurs » d’objets, Newell 2019).

Ces réflexions peuvent donc utilement croiser une anthropologie des objets. Ce vaste champ d’études a vécu un profond renouvellement dans les dernières décennies, lorsque plusieurs travaux se sont distanciés de la doctrine de l’objet-témoin, ayant été au fondement des musées ethnographiques (Bonnot 2009, 2014 ; Coquet 1999 ; Debary & Turgeon 2007 ; Jamin 1985 ; Segalen & Bromberger 1996) : en s’intéressant aux « tactiques » de détournement d’objets (Certeau 1980 ; Dosse 2002) à la vie sociale des objets (Appadurai 1986), en proposant d’analyser leurs trajectoires comme des biographies (Kopytoff 1986), en abordant autrement les pratiques de consommation de produits fabriqués en série (Miller 1987), ou, encore, en interrogeant le rapport entre corps et outil dans les termes d’une technologie du sujet (Warnier 1999 ; 2009). Plus récemment, la notion même d’agent a été mise en avant dans l’étude des œuvres d’art (Gell 1998).

Une des remises en question les plus significatives des dualismes entre sujets et objets, entre choses et personnes, pose ses racines dans le corpus ethnographique océaniste. À la suite de l’essai de Mauss, plusieurs chercheurs ont ainsi mis en avant la difficulté que l’on trouve à appliquer ces distinctions dans ces sociétés, en montrant le rôle actif que les choses données jouent dans la construction de relations sociales (Mauss 2007 [1925] ; Strathern 1988 ; Thomas 1991 ; Weiner 1992). En contexte africaniste, les réflexions que Jean Bazin a consacrées aux boli, et aux nkisi, vont aussi dans le sens de cette remise en question de la passivité des choses, tout en faisant le pont avec des préoccupations plus spécifiquement muséographiques. Ces « fétiches » ou « objets-dieux » qu’on peut observer aujourd’hui au Louvre (pour combien de temps encore ?), ne sont pas si loin de la Joconde à laquelle l’auteur les comparaît même s’ils sont exposés dans un pavillon distinct (Bazin 2008a [1986], 2008b [1996] ; voir aussi : Bonnot 2009 ; Colleyn 2004). L’une des caractéristiques qui, sous la plume de Bazin, rapprochaient ces objets du tableau de De Vinci était leur singularité : les traces du caillou lancé par un « déséquilibré » contre la Joconde, témoignent aujourd’hui de son devenir une « chose » unique. Tout comme, dans le cas du nkisi c’est un effet d’accumulation, où l’apport de chaque clou compte, car il charge l’objet d’une énergie spécifique et le rend donc singulier. L’intégration de matériaux ou techniques étrangères (ici, les clous) est aussi un opérateur de la capacité d’agir des objets.

Ainsi, l’extériorité d’un objet peut se rattacher à son unicité, qualité qui est souvent pensée comme condition de la valeur d’une œuvre d’art. Pourtant, exposition muséographique d’objets d’art, ou ethnographiques, ne peut avoir lieu en dehors de contextes, historiques ou pragmatiques, d’interactions plurielles entre personnes et choses. C’est la direction que l’anthropologie des objets nous invite à prendre, depuis une trentaine d’années. D’abord en extrayant la culture matérielle des cadres épistémologiques taxinomique et sémiotique, pour l’inscrire dans l’étude de pratiques, que l’on pourrait définir inter-objectives (Latour 2007 [1994]). Ensuite, en montrant comment les choses participent activement à la construction matérielle de relations entre personnes, ou acteurs (qu’ils soient humains ou pas, qu’ils participent à un rituel d’initiation ou à la visite d’un musée). Enfin, en abordant les processus de patrimonialisation et de valorisation des objets. Nous essayerons alors de comprendre si, et comment, la production matérielle de l’extranéité est un opérateur qui produit, ou active, l’énergie sociale des objets ethnographiques.

L’actualité nous offre un terrain de réflexion particulièrement fertile. Les objets qui sont au centre de processus de restitutions (Girard-Muscagorry & Nur Goni 2022 ; Savoy 2023) ont des biographies particulièrement complexes : pris ou collectés, déplacés, renommés, ré-signifiés, exposés, exaltés, mis en réserve, oubliés parfois, remémorés, plaints, demandés, écoutés, octroyés, reçus. Leurs biographies sont aussi exceptionnelles quant à la production matérielle de l’extranéité. L’analyse de ces trajectoires soulèvera, pour les objets comme ce fut pour les diasporas, les questions connexes de la « double absence » (Sayad 1999) et de l’émergence de rhétoriques de l’« enracinement » (Silverstein 2003).

On abordera la question des mémoires, des attaches et des affectes qui ont remplacé les objets éloignés, leur empêchant d’être oubliés et de devenir étrangers. Et la question du retour du patrimoine, de comment l’on recompose avec les objets qui sont partis en étant, pour prendre un exemple, l’emblème d’un village et reviennent comme la pièce maîtresse d’un musée national. Ou encore la question des traces que les objets partis laissent derrière eux, dans les pays qui effectuent les restitutions. Et l’on pense notamment aux aux représentations et aux affectes qui viennent combler la place vide, laissée par les biens restitués.

Si le roi-étranger (stranger-king) est l’une des figures fondatrices de la souveraineté (Sahlins 2008), il y a aussi un lien sur lequel réfléchir entre les biographies spécifiques des objets demandés en restitution et leur inaliénabilité dans le cadre juridique français. Sur ce point, on n’oubliera pas l’importance des distinctions entre ce qui peut et qui ne peut pas être donné, dans les théories émiques comme dans l’anthropologie du don et de l’échange (Mauss 2007 [1925] ; Weiner 1992 ; Godelier 1996). C’est au prisme de ces considérations, qu’on peut utilement relire la question d’actualité (ou les débats sur) l’inaliénabilité des biens du patrimoine culturel.

Les demandes de restitution visent, par définition presque, des biens d’une grande valeur (qu’elle soit patrimoniale, symbolique, économique, identitaire). Limiter l’analyse à de tels objets porte donc le risque de biaiser l’analyse. C’est pourquoi cette journée d’étude se concentre aussi sur les objets du quotidien : la faible valeur (économique, symbolique, émotionnelle) d’un objet peut en cacher des usages extensifs et quotidiens : c’est ce que, suivant Marcel Mauss, on aime appeler la règle de la boîte de conserve (Bazin 2008c [2002] ; Jamin 2004). Ce qui n’empêche que leur extranéité vienne elle-même leur insuffler de nouvelles valeurs : consommer des sardines bretonnes en France, ou des sardines algériennes au Mali, n’a certainement pas le même sens.

En partant de ces grandes lignes ici seulement esquissées, d’autres questionnements pourront certainement surgir dans la journée d’étude, à partir d’études de cas situées. Par exemple, en suivant les spéculations classiques sur la polarité entre étrangers, esclaves, et « nés dedans » (lat. in-genui, « de condition libre », Meillassoux 1986). Ou encore en prolongeant les réflexions sur la polarité entre personnes et choses, humains et non-humains (Cf. l’exposition Persona, MQB-JC).

Penser à l’extranéité des choses, comme les objets d’art, des collections d’ethnographie ou de curiosité, nous permettra ainsi de mieux comprendre leur énergie sociale. De montrer comment maintenir certains objets en une position d’extranéité peut servir à s’identifier, à construire ou à consolider des liens sociaux.


Contributions souhaitées

Si la thématique proposée se veut large, ouverte à l’investigation de plusieurs situations historiques et géographiques, les contributions souhaitées analyseront des matériaux empiriques situés, issus de travaux de recherche originaux et circonscrits. La dimension processuelle intrinsèquement attachée à la notion d’étranger, pourra aussi être mise à contribution pour aborder les conditions pratiques, les démarches administratives ou juridiques, les valeurs ou les conditions matérielles qui règlent l’introduction d’un objet étranger dans un contexte social donné, ou son maintien en extériorité. Les interventions que nous souhaitons accueillir pourront ainsi aider à comprendre, décrire ou analyser des « biographies » d’objets étrangers. Chaque étude pourra aborder une ou plusieurs biographies d’objets, en tant que parcours impliquant des modalités, des phases, des séquences, d’incorporation et de mise à l’écart.


Impact sur le débat scientifique

En rassemblant un certain nombre de cas empiriques, décrivant des trajectoires d’incorporation (et/ou distanciation) d’objets étrangers, cette journée d’étude va contribuer directement au débat scientifique actuel, au croisement de plusieurs domaines de recherche et disciplines : anthropologie et histoire des objets, des techniques, de l’art. En comparant ces différentes trajectoires, notre journée d’étude déploiera une palette large d’outils conceptuels permettant de questionner la place et les usages de l’extranéité en des processus de construction identitaire, compte tenu de leurs contextes, historiques, sociaux et politiques spécifiques. Elle tâchera de détailler les caractéristiques et interrogera la nature poreuse des frontières entre extranéité, étrangeté, altérité, exotisme, curiosité, en défendant l’idée selon laquelle les objets étrangers sont porteurs d’une force sociale et qu’il convient d’en rendre compte.


Comité scientifique

Représentant.e du Département de la Recherche et de l’Enseignement, musée du quai Branly – Jacques Chirac
 Gaëlle Beaujean – musée du quai Branly – Jacques Chirac/IMAF
 Andrea Ceriana Mayneri – IMAF/CNRS
 Pietro Fornasetti – IMAF/ musée du quai Branly – Jacques Chirac
 David Jabin – URMIS/Université Paris Cité
 Stéphanie Leclerc-Caffarel – musée du quai Branly – Jacques Chirac


Calendrier et modalités de soumission

Merci d’envoyer les propositions de communications aux adresses suivantes : pietro.fornasetti@quaibranly.fr, gaelle.beaujean@quaibranly.fr. Les propositions prendront la forme de longs résumés, entre 500 et 800 mots, accompagnés d’un titre provisoire.

Date butoir pour l’envoi des propositions : 30 juillet 2023.

Confirmation des propositions retenues : 31 août 2023.

Date et lieux de la journée d’étude : 15 mai 2024, Salle Cinéma – musée du quai Branly – Jacques Chirac.