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Axe 3 - Pouvoirs, espaces, temporalités et usages du passé

Cet axe de recherche aborde la question du pouvoir sous l’angle des mécanismes à travers lesquels il circule, se pérennise, se transforme ou se conteste. Il analyse la diversité des formes de consentement, de conflictualité, d’opposition ou de contournement qui accompagnent les situations de domination. Sans négliger l’État et l’exercice du pouvoir, cet axe étudie ainsi les à-côtés et les en-deçà du politique.

Partant du postulat que le pouvoir est toujours pluriel et relationnel, l’axe tient ensemble, d’une part, l’étude des formes les plus visibles du pouvoir et de l’autorité, et, d’autre part, les expressions plus discrètes et détournées relevant de l’infra-politique, où se jouent les rapports quotidiens de domination, se forment des subjectivités politiques et des postures critiques. Les approches développées s’ancrent dans des situations contemporaines mais avec un souci constant d’historicisation. Quatre thèmes sont mis en avant.

Espaces et frontières des pouvoirs
Les liens entre espace et politique permettent de penser et de dire le pouvoir par le recours aux métaphores spatiales. Ces métaphores éclairent les transformations passées et présentes qui affectent les rapports de pouvoir au sein d’un espace donné, à une échelle donnée. Les liens entre espace et politique permettent également d’analyser les différentes manifestations du politique : l’espace est une production du politique, il se structure autour de rapports en constante évolution et reconfiguration, asymétriques et disputés, ancrés dans un substrat social, culturel et économique qu’ils mobilisent continuellement. Comprendre le pouvoir par sa spatialisation et son inscription dans l’espace permet donc de renouveler la lecture du politique. Il s’agit de travailler dialectiquement la relation entre espace et pouvoir en considérant à la fois l’espace comme un objet d’étude tangible et sensible, et comme une méthode de déchiffrement du politique et de la domination. Dans cette approche, l’échelle se conçoit comme une « structuration scalaire », comme la projection d’une hiérarchie politique et sociale sur l’espace. Et notre compréhension de l’espace intègre des dynamiques variées, incluant les constructions subjectives dont il fait l’objet et qui renferment fréquemment des oppositions heuristiques : espace perçu/vécu et espace hétéro-normé ; espace contraint et espace désiré (ou « espace potentiel ») ; mais également espace autoritaire, néolibéral ou plus démocratique.
Ce changement de perspective permet de faire émerger de nouveaux objets d’études. Concevoir l’échelle comme un tout décentre notre regard sur les situations locales ou nationales et porte l’attention sur la démultiplication des raccourcis, déformations ou court-circuit scalaires favorisés par la rencontre, plus ou moins directe, des deux extrémités de l’échelle : du plus global au plus local. Ce changement de perspective permet également de développer des lectures plus dynamiques de la construction scalaire, qui tiennent compte de l’historicité des rapports de pouvoir, de leur déséquilibre et de leur ancrage social. Les jeux d’échelles s’en trouvent ainsi affinés et éclairent la circulation des pratiques et usages du pouvoir, à différents niveaux, dans différents espaces. Cette approche circulatoire du pouvoir s’impose dans des sociétés africaines, urbaines notamment, qui se caractérisent par différentes formes de mobilité réelles ou potentielles : migrations géographiques, fréquemment sous-tendues par des aspirations à la mobilité sociale ; diffusion de modèles sociaux, culturels ou économiques ; dynamiques d’extraversion et logiques de réinvention locales ; etc.
À cet égard, la construction et le fonctionnement passés et présents des espaces frontaliers, mais aussi l’examen d’« effets de frontière » internes aux sociétés ou aux espaces étudiés, constituent des objets d’analyse très féconds. Le rapport entre espace physique ou métaphorique et enjeux de pouvoir s’y donne à voir et à penser de manière très heuristique. La frontière physique, sociale, morale, éventuellement temporelle (l’alternance diurne/nocturne et ses incidences autant spatiales que politiques) est une entité par définition mouvante dont la plasticité reflète des rapports de force, souvent en creux : la limite devient d’autant plus visible qu’elle est contestée, franchie, transgressée ou ré-imaginée.

Matérialités et performances du politique
Appréhender les pouvoirs par leurs matérialités et leurs performances est une approche en développement. Les études sur les commémorations, les monuments, les drapeaux, les parades citoyennes ou les hymnes nationaux sont devenues un classique des recherches sur le nationalisme africain et la construction de l’État, dans une filiation forte avec les travaux des historiens des nationalismes européens. Si les recherches ont longtemps porté sur le nationalisme de la décolonisation et des indépendances, les récents cinquantenaires des indépendances ont intéressé des chercheurs travaillant sur les nationalismes du temps présent. L’édification de nouveaux monuments ou le recyclage de monuments anciens, la construction de héros nationaux et de pères de la nation – tirés de l’oubli ou proprement inventés – qui sont réifiés dans la statuaire et l’iconographique étatique, ou la mise en musée et en objets de l’événement fondateur de la nouvelle nation ou d’épisodes marquants de son histoire deviennent les nouveaux matériaux d’un nationalisme patrimonial postcolonial. Musées, patrimoine et commémorations, qui sont voués à construire la nation comme communauté imaginée dans un destin commun, créatrice d’affects et d’attachement, ont une efficacité forte : ils incarnent physiquement et spatialement les symboles, mobilisent les corps, les sensations et les émotions de ceux qui y participent, et transforment ainsi les subjectivités politiques. Souvent impulsés par les représentants de l’État, les matérialités et performances du politique sont aussi négociées voire contestées, de sorte que ce champ de recherche recoupe en partie l’étude des mobilisations et contestations populaires.
Cet axe s’intéresse aussi aux socialismes africains, un objet d’étude en plein essor. L’étude de ces socialismes engage des réflexions sur les écrits (notamment la presse), les objets, les infrastructures et les aménagements qui furent produits pour incarner modernité et développement. Ces objets permettent aussi d’étudier les nostalgies, les mémoires, les oublis et les rejets que les vestiges matériels postsocialistes provoquent. Les politiques des grands chantiers d’infrastructure d’aujourd’hui, portés par un capitalisme d’État renouvelé, incarnent une nouvelle étape dans la production matérielle d’une idée nationale postcoloniale.
Les élections nécessitent d’être étudiées comme des mises en scène et mises en œuvre du pouvoir de l’État, des partis politiques et des hommes ayant fait carrière de la politique, et pas simplement sous l’angle de la sociologie électorale ou de l’herméneutique du vote. Elles s’accompagnent aussi de tout un ensemble de matérialités qui les incarnent et les rendent possibles : bulletin de vote, isoloirs, kits biométriques, urnes, affiches électorales, pagnes de campagnes, etc. Ces objets ont des effets sur les passions politiques, les cultures électorales, l’exercice du vote. Cette approche des élections croise les intérêts et réflexions de l’ANR PIAF et reconduit des éléments de l’ancien séminaire « L’État documentaire et les mondes du papier en Afrique », notamment au plan méthodologique puisqu’il s’agit de suivre au plus près la vie sociale et les biographies de ces objets et technologies pour comprendre comment se sont façonnés et se façonnent aujourd’hui l’acte de vote et les imaginaires qui lui sont associés, et plus largement, les rapports entre l’État et les citoyens, ainsi que les conceptions de la nation, de la nationalité et de la citoyenneté.

Violences électorales et conflictualisations du pouvoir
Si les protocoles et les matérialités du vote participent aujourd’hui à l’apparente routinisation des processus électoraux dans un grand nombre de pays africains, les années récentes n’ont pas démenti la vigueur des controverses et des répressions pré et postélectorales sur le continent. La force demeure dans ces conditions un recours pour conserver, conquérir ou (re)négocier le pouvoir. Elle est multiforme et peut articuler des dimensions juridiques, des instrumentalisations médiatiques, la distanciation diplomatique ou l’acculement pénal des adversaires, à une répression martiale des appareils sécuritaires ou politiques ou encore à la naissance de mouvements armés. Le passage au conflit armé n’est pas systématique, mais il demeure possible et redouté aussi bien par les sociétés locales que par les pouvoirs en place ou les organisations internationales et régionales qui sont bien en peine d’imposer l’unanimité d’une interprétation des crises et le consensus de leur solution. Les développements politico-sécuritaires de ce type éclairent les processus violents de la construction étatique et de la domination politique depuis la période coloniale, pérennes ou non. En creux, ils informent des aspirations et des modalités d’action politique anciennes ou renouvelées.
En outre, les conflits et la violence (ou même leur seule présomption) affectent le sens et la méthodologie des recherches, voire les déstabilisent. On souhaite donc encourager une réflexivité sur les contraintes que les situations tendues ou extrêmes font peser sur l’enquête scientifique, ses résultats, sa production et sa publicisation.

Usages du passé et dynamiques de la mémoire
Les pouvoirs prennent appui sur des pratiques et des récits qui produisent le passé comme un foyer emblématique ou un repoussoir pour le présent, et le transforment en ressource culturelle, économique et politique. Ces usages du passé inversent le cours du temps ou fusionnent les temporalités pour favoriser le souvenir ou produire l’amnésie. De cette durée éprouvée à rebours ou en palimpseste émerge souvent une injonction d’anamnèse ou un devoir de solennisation. On distingue ici le mémoriel et le mémorial. Le mémoriel dénote les qualités spontanées ou les capacités sélectives des activités du souvenir et de l’oubli. Le mémorial, au contraire, actualise et parfois fabrique les traces de l’histoire. Intentionnelle, l’institution mémoriale s’observe dans les mobilisations (marches, pèlerinages, mises en scène, etc.), se matérialise dans des supports physiques (stèles, musées, routes créations artistiques, etc.), ou s’énonce dans des mots-forts (trauma, génocide, exil, victime, bourreau, repentance, témoin, etc.). Ces deux sphères du mémoriel et du mémorial, par lesquelles le passé devient, dessinent les contours de la pensée identitaire.
À partir de l’étude des arènes du politique et de la fabrique de la culture, il s’agit de s’intéresser aux narrations communautaires, souvent subalternes ou en quête d’hégémonie, et aux narrations officielles, celles de l’État ou d’autres autorités instituées (églises, conseil d’anciens, royautés, etc.). Les recherches portent sur des espaces où la généalogie des sociétés et des groupes participe des usages contemporains – moraux, politiques, religieux et économiques – de la tradition et du temps. Elles portent également sur l’institution de récits constitués en réservoirs et vecteurs de signes pour la construction identitaire. Elles envisagent les interactions entre ces récits et la valeur patrimoniale, monumentale et muséale des lieux.
Plusieurs thèmes d’étude émergent : l’action de l’oubli dans la transmission de mythes ou d’épopées ; les fonctions commémoratives et pragmatiques des cultes au sein des flux diasporiques ; le phénomène d’oralisation et de remémoration des écrits (ethnologiques, missionnaires, littéraires) en milieu « traditionnel » ; la production et la circulation d’archives officielles ou non-officielles et leurs usages dans les narrations historico-mémorielles ; le passé mobilisé dans les phénomènes contestataires, notamment à travers les grandes figures anticoloniales et du panafricanisme ; l’intégration du patrimoine dans les activités religieuses ; les métamorphoses en bien culturel ou politique d’époques négatives, telles les traites esclavagistes, ou d’événements tragiques, comme les assassinats ou crimes de masses ; des ritualisations où les acteurs sociaux pratiquent à la fois l’imprégnation et l’auto-distanciation théâtrales d’un passé revendiqué comme ayant été et étant le leur.