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Adeline MASQUELIER, directrice d’études invitée de l’EPHE 2023

Adeline Masquelier est professeur d’anthropologie à l’université de Tulane aux Etats-Unis. Elle mène des recherches ethnographiques au Niger depuis 35 ans. Elle est l’auteur et l’éditeur de plusieurs livres, dont Prayer Has Spoiled Everything : Possession, Power, and Identity in an Islamic Town of Niger (Duke University Press, 2001). Son livre Women and Islamic Revival in a West African Town (Indiana University Press, 2009) a reçu le prix Herskovits en 2010 et le prix Aidoo-Snyder en 2012. Elle était l’éditeur du Journal of African Religion de 2009 à 2013. Elle est actuellement co-éditeur de HAU : Journal of Ethnographic Theory et de l’International African Library à Cambridge University Press.

Référente IMAF : Agnieszka Kedzierska Manzon
Dates du séjour : 22 mai au 23 juin 2023
Contact : amasquel@tulane.edu

Conférences
La possession revisitée : Écologies, matérialités et temporalités
Dans cette série de conférences sur le thème de la possession revisitée, plutôt que d’aborder la possession à travers les questions classiques (performances, pouvoir et résistance, etc.), j’aborde des préoccupations écologiques, ontologiques et temporelles. Démêler les complexités de l’expérience humaine en se focalisant sur les esprits met en évidence l’inadéquation des modèles conventionnels de l’histoire et de la distinction entre esprit et matière tout en soulignant la nécessité d’envisager la possibilité que l’animé s’étend au-delà des humains. Le concept d’« écologie » évoque ici non seulement les réseaux de formes de vie interconnectées mais aussi les enchevêtrements de l’islam, du christianisme et de la possession spirituelle, enchevêtrements qui seront abordés dans la troisième conférence. Revisiter la possession, c’est aussi revisiter la dimension discursive de la possession et s’intéresser à la façon dont la parole du médium est elle-même possédée – empruntée, temporairement appropriée, et souvent « peuplée – surpeuplée – avec les intentions des autres », comme l’a dit Mikhail Bakhtin.

1. La matérialité de l’intangible : Esprits, matérialité, et médiation. 25 mai, 14h-17h
La première conférence porte sur le traitement anthropologique des « esprits » en tant qu’entités immatérielles. Elle aborde les récents travaux anthropologiques dont le but est de repenser l’entrelacement entre l’esprit et la matière en considérant la matière des esprits et en s’appuyant sur de nouvelles perspectives sur la « matérialité vitale » qui traverse les corps, humains et non humains. Des cas ethnographiques variés serviront d’illustrations. Partant d’une série de réflexions sur l’anthropologie de l’immatérialité et sur les espaces de contact, de friction, de médiation et d’enchevêtrement entre les entités spirituelles et matérielles, cette session abordera la façon dont les chercheurs ont théorisé la rencontre (ou la collision) entre entités humaines et non humaines par la possession, le rêve, etc. Les esprits – et les traces qu’ils laissent derrière eux – nous rappellent que le monde n’est pas appréhendable à travers un régime unique de perception. En tant que tels, ils offrent une perspective privilégiée sur la construction sociale des « preuves », des « savoirs » et des « croyances » ainsi que sur la vie spirituelle irréductible du social. Somme toute, considérer la matière des esprits, c’est prêter attention à leurs voix (à la fois le contenu de leur discours et sa nature ventriloque) et traiter leurs paroles comme un sujet grave, car celles-ci transmettent une vérité qui ne peut être ignorée. En tant que « lieu de pouvoir », ces mots sont la substance même de la divination
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2. Possession collective : Le genre, la contagion, et le langage de la susceptibilité. 31 mai, 14h-17h Dans cette conférence, l’accent est mis sur le phénomène de possession collective tel qu’il a lieu au Niger. La possession collective de collégiennes et de jeunes femmes a souvent été analysée comme une forme de résistance, la somatisation d’un désir inconscient ou une sorte de discours local qui a pour effet de traiter un conflit ou d’exprimer un mal-être ne trouvant pas d’autre langage. Je propose ici d’aborder plutôt les dimensions relationnelles du trouble dont souffrent certaines adolescentes en focalisant l’analyse sur des questions de contagion et en considérant l’exposition, la susceptibilité et l’imitation. En considérant la possession spirituelle comme une forme de maladie qui circule, j’aborde le problème de la susceptibilité des écolières, c’est-à-dire leur ouverture et leur impressionnabilité aux autres. En m’inspirant du modèle de contagion élaboré par Gabriel Tarde, je tenterai de montrer que la possession collective des écolières nigériennes illustre la manière dont les personnes incorporent d’autres en elles-mêmes et s’incarnent elles-mêmes dans d’autres – un processus que l’on peut qualifier de contagion sans contact.

3. Esprits, islam et christianisme : Entre iconoclasme et appropriation. 7 juin, 14h-17h Cette conférence aborde l’enchevêtrement de la possession avec l’islam et le christianisme au Niger et au Nigeria dans des contextes d’« insécurité spirituelle ». Elle explore comment la « diabolisation » des esprits par les musulmans et les chrétiens (en particulier les pentecôtistes) a transformé des entités spirituelles locales en créatures sataniques. Bien que musulmans et chrétiens ne s’accordent pas sur les questions de pratiques religieuses, ils trouvent néanmoins cause commune dans la lutte contre le mal. La reconnaissance du danger récurrent que représentent les esprits incite musulmans et chrétiens à collaborer, ce qui contredit la notion d’exclusivité que véhiculent les modèles conventionnels de l’islam et du christianisme. Les pratiques des musulmans et des pentecôtistes qui combattent la culture traditionnelle tout en adoptant ses concepts et ses catégories ont été documentées ailleurs en Afrique. Ces pratiques contrastent avec les mouvements iconoclastes qui ont conduit à l’abandonnement du culte des esprits et à la destruction des autels. Une étude de la « guerre spirituelle » menée par certains chrétiens et musulmans fournit une perspective utile pour évoquer la « pentecôtisation » du monde des esprits et l’universalisation des techniques pour affronter le mal. Dans le même temps, la possession et l’exorcisme peuvent nous aider à tracer comment islam et christianisme coexistent et interagissent en Afrique et au-delà. Nous examinerons également comment, bien que le but des pratiques exorcistes soit d’expulser les forces du démon, ces pratiques servent de plate-forme permettant aux esprits de communiquer avec les humains par la voix de leurs hôtes. La vérité qu’ils livrent est considérée comme essentielle au processus de guérison, même lorsque, comme cela arrive souvent, ils mentent et mystifient, offrant ainsi à leur public une confirmation supplémentaire de leur malveillance.

4. La hantise : Esprits, fantômes, et « débris impériaux ». 14 juin, 14h-17h Que pourraient nous enseigner les biographies d’esprits et de fantômes – dont la présence persistante dans les écoles, les hôpitaux et autres lieux sociaux désigne des temporalités disjonctives – sur la façon dont les gens imaginent le passé et y font face ? Dans cette session, une telle question sert de cadre à une discussion sur la mémoire, les ruines et ce que Ann Stoler appelle les « débris impériaux » (les effets durables de structures coloniales antérieures) qui met en évidence l’insuffisance des modèles historiques conventionnels pour saisir les récits de la possession et de la hantise. Certains chercheurs évoquent les fantômes du passé pour exprimer le zeitgeist des transitions historiques : dans leurs récits, les fantômes et les spectres ne sont que des figures de style visant à saisir la présence indélébile des époques passées. Une approche alternative, qui admet la vitalité des fantômes et autres entités spirituelles et traite les apparitions comme des présences empiriques plutôt qu’allégoriques, donne un aperçu de l’éventail des tentatives de lutte contre la guerre, le colonialisme, l’iconoclasme, les catastrophes environnementales et autres bouleversements historiques. S’appuyant sur des concepts tels que « ruination », « héritage impossible » et « jinnealogies », cette conférence aborde le rôle des esprits et des spectres dans la création de la mémoire. Cette session vise à faire la lumière sur les limitations des modèles conventionnels de temps, de l’histoire et de la durée et à examiner les tentatives récentes dont le but est de d’analyser les multiples temporalités dans lesquelles vivent les gens.

5. Écologies spirituelles. 21 juin, 14h-17h La dernière conférence examine la place des esprits dans les études ethnographiques qui s’attachent à décentrer l’humain et à analyser comment différentes formes de vie, dans leurs enchevêtrements les unes avec les autres, façonnent la condition humaine. Cela veut dire examiner comment notre propre existence (et notre survie) affecte mais aussi dépend de l’existence d’autres êtres vivants, quels qu’ils soient. Cela veut aussi dire laisser de côté les notions wébériennes de désenchantement et de sécularisation pour tracer les formes nouvelles que prend l’enchantement dans le monde dit moderne. En s’intéressant au monde de l’action plus qu’humaine dans l’Anthropocène, les chercheurs ont retracé comment personnes et esprits sont enchevêtré dans des « intimités écologiques » dans lesquelles les effets de l’iconoclasme, de la déforestation, de la pollution et de l’activité industrielle endurent. Cette conférence réunit mondes spirituels et expérience écologique pour étoffer des histoires de destruction, de dégradation et de dislocation qui mettent en évidence l’interconnexion de l’organique, de l’inorganique et de ce qu’on peut appeler le superorganique (ou le domaine des entités spirituelles). Elle examinera également les types de méthodologie que les chercheurs ont utilisé pour reconstituer des images d’un monde les humains, les arbres, les esprits et autres formes de vie se côtoient.